mardi 24 janvier 2012

Le Petit Journal de Yann Barthès : infotainment et mauvaise foi



[Analyse] Le Petit Journal de Canal + est un format moyen (16-18 minutes) se démarquant des autres produits médiatiques par une narration humoristique des champs aveugles de l'information traditionnelle. Pour sa clientèle de décideurs, l'Agence de Notation propose cette note de prospective stratégique sur la structure discursive de l'émission. 

Une émission à personnages

Ca sent bon la province
Le "personnage" principal du Petit Journal est bien entendu le présentateur Yann Barthès, caricature branchouille mobilisant physiquement la panoplie des marqueurs du parisianisme (homosexualité, barbe de trois jours, fringues Kooples). Comme en attestent certains documents versés à notre dossier d'enquête, cette image, soigneusement polie, est "une invention récente", puisque cette valeur montante de la télévision française était, il y a peu de temps encore, un véritable plouc. 

Canal assume le recours
aux contrats aidés
Deux co-présentateurs, promus au fil des émissions, font de temps en temps leur apparition. Dotés d'un physique dérangeant et de compétences comiques à peu près équivalentes à celles de Maurice Blanchot, leurs interventions cheap sont censées conférer à l'émission, dans l'esprit de ses concepteurs, un cachet amateur, jeune et pop. Par un effet de double bind, la bérézina quotidienne de leurs sketchs contribue à doter le programme en capital sympathie, puisque les fours qu'ils enchaînent entérinent l'amateurisme revendiqué du produit. 

Infotainment chimiquement pur et dépolitisation

La mue récente du programme, désencastré du Grand Journal de Michel Denisot, a permis au staff de se débarrasser d'Ariane Massenet, reconnue Journaliste la plus bête de France en 2011 par l'Agence de Notation. Malgré la défection de cette personne au QI évalué à 63,5 (morphologie cervicale du flétan), spécialiste des questions du type "Que pensez-vous de la coiffure de Bernard Thibault ?", le Petit Journal se distingue par un niveau de mobilisation des concepts politiques particulièrement médiocre. Difficile de trouver illustration plus éclatante du concept d'infotainment, c'est-à-dire d'un traitement "humoristique" et sur l'unique mode du plaisant des flux informationnels. Chaque événement est évidé de sa signification et de ses enjeux réels pour être replacé dans le fil d'une suite de gags débités par le présentateur, selon le modèle du stand up (alternances de blagues et de mimiques distribués selon une organisation rythmique, comme les notes d'une partition). L'insertion des unités de sens dans la boite noire du Petit Journal donne lieu à une opération par laquelle le réel se trouve privé de son coeur traumatique afin que seule une surface plane en soit restituée, surface compatible avec le centrisme enjoué et eurolibéral inhérent au journalisme de masse. 

Un sous-texte critique des topoï journalistiques

Ce parti-pris moqueur, faiblesse de l'émission, est aussi sa force. Car en traquant les à-cotés de la communication politique et de l'actualité, tous les événements relégués dans le champ aveugle télévisuel, les échafaudages de la construction du discours médiatique que les autres chaînes maintiennent soigneusement hors du cadre, le Petit Journal présente des rudiments de critique médiatique. C'est ainsi que le format moyen de Canal + a pu mettre devant la barbiche jaunâtre de Laurent Joffrin le fait que son hebdomadaire vallso-balladurien publie des petites annonces de prostituées de l'Est. Autre exemple : dans un numéro récent, Barthès accroche la bourgeoise proche du Medef Sylvie Pierre-Brossolette en faisant la lecture du lénifiant numéro de lèche dont elle entoure son interview complaisante de Nicolas Sarkozy : "Elle est où la distance ?". La versaillaise en a rougi de honte. Des moments rares sur le petit écran, et même inédits depuis sans doute plus de deux décennies...

Plus largement, ce sont les lieux communs du journalisme télévisuel qui se trouvent gentiment débinés avec une belle constance. Citons les tirades moqueuses de Bathès reprenant le ton imbécile des voix off de reportage de journaux télévisés (ou des chaînes d'info BFM et Itélé) ou raillant les couvertures racoleuses des hebdomadaires patronaux L'Express, Le Nouvel Observateur et Le Point sur les franc-maçons ou l'immobilier. Cependant, cette innovation, que nous proposons de baptiser "moquerie officielle", n'existe que dans le cas où le droit de réponse des ténors du journalisme est immédiatement possible (puisque, dans chacun des cas, les exemples cités sont diffusés en présente de Joffrin, Barbier, Pierre-Brossolette, Giesbert and co, de façon à ce que ces éditocrates puissent balayer sans délai la timide critique dont ils font l'objet, et finalement "mettre les rieurs de leur côté" afin que le système soit sauf).

La mauvaise foi en logiciel de traitement du politique

Pour fabriquer son dévidoir d'infotainment, le travail de dépolitisation mené par le Petit Journal ne saurait suffire. Il faut encore produire du décalage, monter de toute pièce des séquences prétendument hors-champ censées représenter l'envers du décor de la communication politique. Ce journalisme de la mauvaise foi rabote ainsi le contexte et les explications nécessaires à la bonne compréhension des événements pour les rendre absurdes, drolatiques ou grotesques. Les exemples abondent : le Petit Journal filmait ainsi Valérie Pécresse, lors des élections régionales, en train de débiter une série de lettres à un public incrédule : "A ! B ! C ! D ! Il faut prolonger le E !" (contre-champ montrant le public dubitatif). Barthès fronce le sourcil et ironise sur l'absence de signification de la tirade. Il ne sera jamais mentionné que la ministre-candidate évoquait en fait les lignes du RER francilien, ce qui rend son abécédaire un peu plus compréhensible. Acmé de la mauvaise foi, toujours, lorsqu'un montage digne des belles années de l'ORTF vient au secours des vannes du présentateur pour ridiculiser deux représentantes du collectif féministe proche du PS "La Barbe".

Las, l'infotainment est nécessairement dépolitisant en ce qu'il ne peut s'autoriser de soi sans répartir équitablement les coups. Il place donc un signe égal entre les différents discours politiques. Mais, tout-à-fait singulièrement, le Petit Journal réserve un traitement tout particulier à la personne de Jean-Luc Mélenchon. La personnalité rugueuse du candidat du Front de Gauche a ainsi permis de faire plusieurs séquences sur ses "insultes" aux journalistes (car le Petit Journal, s'il esquisse des critiques, défend en dernier ressort la corporation avec acharnement). Plus récemment, les "journalistes" de l'émission ont monté un authentique bidonnage, selon lequel Eva Joly et Jean-Luc Mélenchon ne se seraient pas salués dans un train. Ce faux grossier a motivé un démenti amusé des deux candidats et de leurs lieutenants, donnant lieu à un embarras visible du Yann Barthès, mal camouflé derrière quelques nouvelles louchées de mauvaise foi ("On a jamais prétendu que le bonjour n'avait pas eu lieu, mais seulement qu'il n'avait pas eu lieu devant nos caméras !" FAUX, comme dirait un vidéaste montreuillois).

Méconnaissance de concepts politiques simples

L'inculture de l'équipe du Petit Journal est éclatante en ce que Barthès présente ensuite Jean-Luc Mélenchon en train de rouspéter contre "le seul gauchiste qui traîne à la ronde" en ironisant lourdement sur le fait qu'il est censé être le "candidat des gauchistes". Ce faisant, le mini-Denisot manifestait son ignorance crasse du sens du mot "gauchiste" pour la gauche non-trotskyste, révélant avec éclat un positionnement extrêmement "spécifique" et localisé dans le champ sociopolitique (en gros, selon nos algorithmes, parisien bourgeois centriste ignare). Pour enfoncer le clou, l'équipe du Petit Journal a ensuite monté de toute pièce un numéro de victimisation sur le mode "la liberté de la presse en danger" parce que leurs caméras moqueuses n'ont pas été admises à une rencontre entre le candidat du Front de Gauche et des chômeurs en détresse (un chef d'oeuvre de manipulation, à la soviétique, magistralement démonté ici : "Le Petit Journal, liberté de la presse bafouée ou mauvaise plaisanterie ?"). "Comme toutes les équipes de TV le feront, ils ont la possibilité d’interviewer à l’entrée ou dans la salle du meeting le public qui arrive. Ils ne le font pas. Comme tous leurs confrères accrédités, ils ont accès à la salle de presse où Alexis Corbière et moi-même séjournons souvent, prêts à répondre aux questions des journalistes. Tous quasiment utilisent cette possibilité. Ils ne le font pas." Encore une fois, le contexte est escamoté pour les besoins de la cause. Vertige de songer que cette intox digne de la Pravda est brandie pour larmoyer contre la censure de la presse...

Un arsenal de gimmicks

Sur un plan strictement formel, l'originalité du Petit Journal réside dans sa parfaite absence d'originalité, et sa non-conformité dans un conformisme tel que l'émission peut se résumer, en dernière analyse, comme un semis de gimmicks obsessionnels. Le "style" Yann Barthès se saisit en quelques dispositifs dont la sérialité (et la ponctualité dans le storytelling de l'émission) signe l'extrême artificialité. Citer le numéro de l'émission (et quelles blagounettes désopilantes lorsqu'on atteint le numéro 69 !), jacasser, sur le mode vulgaire-snob, que "on est à la bourre" pour justifier le trappage de certains sujets, ressasser des runnings gags dont la répétition fabrique et garantit le côté "culte" (telles ces allusions à la coiffure d'Ariane Massenet dans la première mouture du programme), conditionner les magnétos pour les encadrer par des gingles, créer des interactions réitérables avec le public (qui se lève à chaque occurrence du nom "Debout la République")... Au vrai, l'ensemble de cette quincaillerie provient d'un modèle aisément identifiable, officiant d'ailleurs sur la même chaîne : Thierry Ardisson, introducteur du pop et de l'info-loisir dans la narration télévisuelle.

L'Agence de Notation, en conclusion, décerne au Petit Journal de Yann Barthès et à toute son équipe la Vuvuzela d'or 2012 de la télévision, récompensant la fausse impertinence cathodique. 

1 commentaire:

  1. Analyse toujours valable aujourd'hui. Merci pour ce sujet qui démontre un symptôme de notre démocratie malade

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